L’industrie technologique est aujourd’hui profondément façonnée par ce qu’Andrew Chen nomme la « Culture de la dopamine« . Ce phénomène décrit une évolution sociétale où les expériences numériques, conçues pour offrir une satisfaction immédiate, ont progressivement supplanté les activités réelles qui demandent un investissement plus conséquent, tant en temps qu’en effort physique.
La dopamine est un neurotransmetteur clé du cerveau, impliqué dans la motivation, le plaisir et l’apprentissage, mais aussi dans l’addiction. Essentielle à la régulation de nombreux comportements, elle joue un rôle aussi bien dans la satisfaction des désirs que dans certains troubles neurologiques et psychiatriques.
Les fondements de la Culture de la dopamine
Du réel au virtuel
La transition du monde physique vers l’univers numérique constitue l’un des piliers de cette culture. La facilité d’accès et la commodité des expériences en ligne les rendent particulièrement séduisantes pour les utilisateurs modernes.
L’accélération temporelle
Parallèlement, notre perception du temps s’est considérablement modifiée. Désormais, les moments se mesurent en secondes plutôt qu’en jours ou en années, transformant notre rapport à la durée.
La démocratisation technologique
L’accessibilité croissante de la technologie, notamment via les smartphones, a ouvert la voie à une consommation numérique quasi universelle. Cette démocratisation a réduit les barrières à l’entrée, permettant de satisfaire une infinité d’intérêts, même les plus nichés.
La mobilité du contenu
Les supports numériques portables ont révolutionné nos habitudes de consommation, transformant chaque moment d’attente en opportunité d’interaction avec du contenu.
La « S-curve » : comprendre le cycle de vie des technologies
La « S-curve » est fondamentale pour comprendre comment la « Culture de la dopamine » influence le cycle de vie des produits technologiques. Cette courbe en S illustre les différentes phases d’adoption d’une technologie :
- Phase d’introduction : croissance lente, adoption limitée
- Phase d’accélération : croissance exponentielle, adoption massive
- Phase de maturité : ralentissement de la croissance, saturation du marché
Cette trajectoire prévisible est profondément liée aux mécanismes neurochimiques de la dopamine. Au début de la courbe, chaque interaction avec une technologie nouvelle déclenche une libération importante de dopamine dans le cerveau des utilisateurs. Cette substance, associée au plaisir et à la récompense, crée un état d’excitation et de satisfaction immédiate qui favorise l’adoption rapide et enthousiaste. C’est précisément ce mécanisme qui explique pourquoi les innovations technologiques bénéficient initialement d’un bouche-à-oreille spontané et d’une croissance organique : les utilisateurs recherchent activement cette sensation de nouveauté et de découverte qui stimule leur système de récompense.
Cependant, à mesure que la technologie progresse sur sa courbe, le système dopaminergique s’habitue aux stimuli répétés – un phénomène neurologique connu sous le nom d’accoutumance. La même fonctionnalité qui provoquait autrefois une forte réaction émotionnelle devient progressivement banale, entraînant une diminution de la libération de dopamine et, par conséquent, de l’engagement utilisateur. Ce déclin neurochimique coïncide précisément avec le plateau de la S-curve, expliquant pourquoi même les technologies initialement révolutionnaires finissent par atteindre un point de saturation où la croissance ralentit significativement.
Pour les entreprises technologiques, comprendre cette corrélation entre la S-curve et les cycles de dopamine est crucial. Dans un environnement où les utilisateurs sont constamment à la recherche de nouvelles sources de gratification instantanée, la position d’un produit sur cette courbe détermine profondément les stratégies d’innovation, de croissance et de rétention à adopter.
Impacts sur l’industrie technologique
L’effet de nouveauté et la « S-curve«
La nouveauté joue un rôle déterminant dans cette dynamique, particulièrement durant la phase ascendante de la S-curve. Les innovations technologiques génèrent initialement une forte libération de dopamine, entraînant croissance rapide, bouche-à-oreille positif et conversions élevées. Cependant, cet effet s’estompe invariablement à mesure que la technologie progresse sur sa courbe, conduisant souvent à un usage unique et à un désabonnement accéléré si la valeur fondamentale n’est pas au rendez-vous.
La fragilité de la rétention
Dans cet écosystème de l’immédiat, les produits technologiques font face à un défi majeur : apporter une valeur perceptible dès la première utilisation. Sans cette gratification initiale, les utilisateurs se désengagent rapidement. Un fait marquant : même les taux de rétention considérés comme « bons » dans l’industrie révèlent une perte significative d’utilisateurs actifs dès le premier mois.
Le cycle de croissance et de déclin
La « Culture de la dopamine » alimente typiquement la phase ascendante de la S-curve des nouvelles technologies. L’excitation des premières interactions propulse l’adoption initiale, mais si le produit ne parvient pas à offrir une valeur durable au-delà de cette nouveauté, son déclin peut être aussi rapide que son ascension. Au début d’une S-curve, comme nous le voyons actuellement avec l’IA, il suffit souvent qu’un produit « fonctionne » pour attirer des utilisateurs. En revanche, à la fin d’une S-curve, comme c’est le cas pour le mobile après 15 ans, les attentes des utilisateurs sont considérablement plus élevées.
Les défis distincts selon la position sur la S-curve
Début de la S-curve : le « ça marche » suffit
Les produits au début de leur courbe, comme l’IA générative aujourd’hui, bénéficient d’un avantage considérable : la simple démonstration de fonctionnalité peut suffire à générer un engouement massif. L’effet de nouveauté est puissant, le bouche-à-oreille facile, et les utilisateurs sont plus tolérants envers les imperfections. La croissance peut sembler sans effort, tirée par la curiosité naturelle et la recherche de dopamine des utilisateurs.
Milieu de la S-curve : l’équilibre croissance-rétention
À mesure que la technologie progresse sur sa courbe, les entreprises doivent équilibrer acquisition et rétention. L’effet de nouveauté s’estompe progressivement, et les utilisateurs deviennent plus exigeants. La différenciation et la valeur d’usage prennent le pas sur la simple innovation technologique.
Fin de la S-curve : la différenciation radicale
Pour les produits en fin de courbe, comme les applications mobiles aujourd’hui, la simple fonctionnalité ne suffit plus. Ils doivent se démarquer radicalement ou créer de nouvelles catégories. À ce stade, les canaux de croissance sont saturés, et les attentes des utilisateurs sont à leur maximum. C’est ici que le design et l’expérience utilisateur deviennent des facteurs de différenciation critiques.
Les pratiques de product marketing
Les méthodes contemporaines de product marketing ont contribué à renforcer cette orientation vers la dopamine. L’accent mis sur des KPI à court terme et des cycles de planification trimestriels pousse les équipes à privilégier les améliorations incrémentales qui maximisent les « hits de dopamine » des utilisateurs, comme les algorithmes de flux infini ou les systèmes de recommandation.
Quelques exemples concrets
Les entreprises technologiques exploitent le système de récompense dopaminergique de notre cerveau pour maximiser l’engagement des utilisateurs. Voici comment certaines d’entre elles appliquent cette stratégie et l’impact sur les cycles du modèle AARRR :
- Facebook : La plateforme exploite les notifications, les mentions « J’aime » et les commentaires pour offrir des gratifications immédiates, stimulant ainsi la libération de dopamine chez les utilisateurs. Ces interactions sociales renforcent l’engagement, incitant les utilisateurs à revenir fréquemment sur la plateforme. De plus, Facebook utilise des algorithmes sophistiqués pour personnaliser le fil d’actualité, affichant du contenu pertinent qui maintient l’intérêt des utilisateurs. Cette approche améliore significativement l’activation en encourageant les nouvelles inscriptions et la rétention en maintenant l’engagement continu des utilisateurs.
- Instagram : En proposant un flux infini de contenu personnalisé et des notifications constantes, Instagram maintient les utilisateurs engagés en permanence. Les fonctionnalités telles que les stories éphémères et les reels encouragent une consommation régulière de contenu frais. Les notifications sur les interactions, comme les mentions « J’aime » et les commentaires, incitent les utilisateurs à revenir fréquemment sur l’application. Cette stratégie renforce l’activation en attirant de nouveaux utilisateurs curieux des tendances actuelles et la rétention en maintenant un flux constant de contenu engageant.
- TikTok : La plateforme se distingue par des vidéos courtes et un flux personnalisé basé sur les préférences des utilisateurs, offrant des gratifications rapides et addictives. L’algorithme de TikTok analyse les interactions pour proposer du contenu susceptible de plaire à chaque utilisateur, favorisant une consommation prolongée. Les défis viraux et les tendances encouragent également la participation active des utilisateurs. Cette approche favorise une forte activation en attirant rapidement l’attention des nouveaux utilisateurs et une rétention élevée en maintenant un engagement constant grâce à du contenu toujours renouvelé.
- YouTube : Grâce à des recommandations personnalisées et à la lecture automatique, YouTube encourage une consommation continue de contenu. Les utilisateurs sont incités à regarder plusieurs vidéos à la suite, prolongeant ainsi leur temps passé sur la plateforme. Les notifications sur les nouvelles vidéos des chaînes suivies et les suggestions basées sur l’historique de visionnage maintiennent l’intérêt des utilisateurs. Cette approche améliore l’activation en incitant les utilisateurs à s’abonner à des chaînes et la rétention en les encourageant à revenir pour du nouveau contenu.
- Netflix : Propose des séries avec des épisodes consécutifs et des recommandations basées sur l’historique de visionnage, incitant à des sessions prolongées. Cela renforce l’Activation et la Rétention. Initialement, le partage de compte a permis à Netflix d’élargir sa base d’utilisateurs et d’améliorer ses recommandations. Cependant, en mai 2023, Netflix a restreint cette pratique, incitant les utilisateurs non payants à souscrire leur propre abonnement (assimilable à une activation captive). Cette stratégie a conduit à une augmentation significative des abonnements, avec près de 6 millions de nouveaux abonnés au deuxième trimestre 2023.
- Snapchat : La fonctionnalité des « streaks » (séries de messages échangés quotidiennement) incite les utilisateurs à interagir régulièrement pour maintenir leur série active. Cette mécanique crée une habitude quotidienne d’utilisation, renforçant la rétention. Les filtres et les lenses innovants offrent des expériences amusantes et personnalisées, encourageant les utilisateurs à revenir pour découvrir les nouveautés. Cette stratégie stimule l’activation en attirant de nouveaux utilisateurs curieux des fonctionnalités uniques et la rétention en maintenant une utilisation régulière.
- X (ex Twitter) : En proposant un flux continu de tweets et des notifications en temps réel, X incite les utilisateurs à vérifier fréquemment l’application pour rester informés des dernières actualités et tendances. Les interactions telles que les retweets, les mentions et les likes encouragent l’engagement communautaire. Cette approche améliore l’activation en attirant des utilisateurs intéressés par l’actualité en temps réel et la rétention en maintenant un flux constant d’informations et d’interactions.
Des contre-courants émergeants
Il serait réducteur de considérer la « Culture de la dopamine » comme une force monolithique. Des contre-positionnements efficaces émergent également. Alors que le contenu court et la gratification instantanée dominent, on observe une demande croissante pour des expériences plus approfondies et engageantes, illustrée par le succès des articles Substack, des podcasts et des livres audio. Paradoxalement, le contenu court peut même servir de porte d’entrée vers ces expériences plus substantielles.
Comprendre l’interaction entre la « Culture de la dopamine » et la S-curve des technologies est essentiel pour les entrepreneurs et les professionnels du numérique. Si l’exploitation de l’effet de nouveauté peut constituer une stratégie de croissance initiale efficace, le succès pérenne d’un produit technologique repose fondamentalement sur sa capacité à transcender la simple gratification instantanée.
Les acteurs de la Tech doivent adapter leur approche selon leur position sur la S-curve : capitaliser sur l’effet de nouveauté au début, construire des mécanismes de rétention solides au milieu, et rechercher une différenciation radicale en fin de courbe. Dans tous les cas, la compréhension profonde des mécanismes de la « Culture de la dopamine » reste indispensable pour naviguer efficacement dans le paysage technologique contemporain en perpétuelle évolution.
Inspiré de la réflexion d’Andrew Chen : How novelty effects and Dopamine Culture rule the tech industry (substack.com)
En savoir plus :
C’est quoi la dopamine ? 🧠😊 · Inserm, La science pour la santé
The mobile S-curve ends, and the AI S-curve begins (substack.com)
La plus grande menace d’internet (youtube.com)
S Curve-defining and classifying – THE WAVES (the-waves.org)