Le web tel que nous le connaissons traverse une mutation profonde. L’émergence et la démocratisation des intelligences artificielles génératives bouleversent non seulement nos habitudes de recherche, mais remettent en question le modèle économique traditionnel du web. Cette transformation n’est ni anecdotique ni temporaire : elle redéfinit les règles du jeu digital et force les entreprises à repenser fondamentalement leur présence en ligne.
Nous assistons aujourd’hui à une révolution comparable à celle que les médias ont connue face à la montée en puissance de Google, lorsque les agrégateurs de contenus ont commencé à capter une part croissante de l’attention… et de la valeur. Les débats autour des droits voisins, apparus bien plus tard, n’étaient qu’un symptôme d’un déséquilibre plus profond. Avec l’IA générative, ce déséquilibre s’amplifie : il ne s’agit plus seulement de référencer des contenus, mais de les absorber, les reformuler et parfois s’y substituer. C’est l’architecture même du web qui vacille.
Le sujet de l’évolution possible du web à l’ère des IA générative avait déjà été abordé dans l’article Du SEO au GEO : décrypter la bipartition croissante du web.
Le Great Decoupling : Quand les clics se déconnectent des impressions
Comprendre le phénomène
Le concept de Great Decoupling, popularisé par l’expert SEO Darwin Santos, décrit un phénomène révolutionnaire : le décalage croissant entre le volume d’impressions générées dans Google Search et le nombre de clics effectifs sur les résultats organiques. Autrement dit, de plus en plus de recherches sur Google se concluent sans qu’un utilisateur n’ait besoin de visiter un site web tiers
Pour saisir l’ampleur de cette transformation, il faut d’abord redéfinir ces notions fondamentales :
- L’impression : Une impression est comptabilisée chaque fois qu’un lien vers une page web apparaît dans les résultats de recherche de Google. Elle ne suppose aucune action de l’utilisateur.
- Le clic : Un clic correspond à l’action de l’utilisateur qui interagit avec un lien affiché et visite la page associée.
Jusqu’à récemment, ces deux mesures étaient relativement corrélées. Une hausse des impressions entraînait généralement une augmentation proportionnelle des clics. Cette corrélation s’effrite aujourd’hui de manière spectaculaire, surtout depuis fin 2024, qui correspond au lancement du AI Mode de Google, qui propose des résultats directement dans la page de résultats google.

Des chiffres qui donnent le vertige
Les données révèlent l’ampleur de cette transformation :
58,5% des recherches aux États-Unis et 59,7% en Europe se terminent désormais sans aucun clic. Cette proportion a plus que doublé depuis 2022, où elle était de 25,6% sur desktop.
L’exemple d’Ahrefs illustre parfaitement ce phénomène : la corrélation entre impressions et clics est passée de +0,425 fin 2024 à -0,352 au premier semestre 2025. Autrement dit, plus les impressions augmentent, plus les clics diminuent – un renversement complet du paradigme traditionnel.
Plus inquiétant encore pour les éditeurs de contenus : la présence d’un AI Overview entraîne une baisse moyenne de 15,5% du taux de clics sur tous les listings organiques, et jusqu’à 34,5% pour les sites en première position.
L’effondrement du modèle économique traditionnel
Jusqu’à récemment, le web fonctionnait selon ce qu’on pourrait appeler le modèle du web transactionnel ou, plus classiquement, le linked-based web (le web du lien). Ce modèle reposait sur un accord tacite, mais fondamental, entre deux acteurs clés : les éditeurs de contenu et les moteurs de recherche.
Le principe était simple :
- Les éditeurs de contenu acceptaient que leurs articles, vidéos, guides ou analyses soient scrapés (aspirés) et crawlés (explorés et indexés) par les moteurs de recherche.
- En échange, ces mêmes moteurs leur envoyaient du trafic qualifié, c’est-à-dire des visiteurs susceptibles de devenir lecteurs, clients ou abonnés.
Ce cercle vertueux (voir schéma ci-dessus) a permis au web de prospérer pendant plus de vingt ans. Les éditeurs y trouvaient leur compte grâce à l’audience générée, tandis que les moteurs de recherche enrichissaient leur pertinence et leur attractivité auprès des internautes.
Mais ce fragile équilibre est aujourd’hui remis en cause. Matthew Prince, PDG de Cloudflare, illustre parfaitement cette dégradation avec le ratio visiteur/page indexée qui est passé de 1 visiteur pour 2 pages il y a 10 ans, à 1 visiteur pour 6 pages il y a quelques mois, et aujourd’hui à 1 visiteur pour 18 pages indexées.
Ce changement menace directement la viabilité économique des créateurs de contenu. Le modèle économique du web, basé sur ce donnant-donnant entre visibilité et trafic, est en train de s’effriter sous la pression des IA génératives et de la montée en puissance des recherches zéro-clic.
L’explosion du phénomène zéro-clic
Une révolution silencieuse mais massive
Les recherches zéro-click se produisent lorsque les utilisateurs trouvent leur réponse directement sur la page de résultats, sans avoir besoin de visiter un site web. Entre mai 2024 et mai 2025, le pourcentage de recherches sans clic est passé de 56% à 69%, soit une progression de 13 points en un an.
Cette hausse coïncide directement avec le déploiement des AI Overviews de Google. Ces aperçus générés par l’IA fournissent des réponses synthétiques directement dans les résultats de recherche, éliminant souvent le besoin de cliquer vers les sources originales.
L’impact différencié selon les intentions de recherche
L’IA n’impacte pas uniformément toutes les étapes du parcours client. Les contenus TOFU (Top of Funnel) – ceux qui répondent aux questions générales – sont les plus susceptibles d’être aspirés dans les AI Overviews et de perdre leur trafic. En revanche, les contenus MOFU (Middle of Funnel) et BOFU (Bottom of Funnel) conservent mieux leur valeur car ils encouragent les clics et construisent la confiance.
L’émergence d’un web utilitaire
Cette évolution transforme fondamentalement la nature du web. De fait, le SEO évolue d’une logique d’acquisition directe vers un levier d’influence informationnelle au sein d’un écosystème dominé par l’intelligence artificielle.
Cette transformation nécessite une approche hybride : toujours penser en termes de ranking, mais aussi en termes de visibilité passive, de perception de marque et d’intégration dans des parcours utilisateur plus diffus et multi-canaux.
La pression sur l’écosystème publicitaire
L’érosion du trafic organique
Parallèlement aux défis du zéro-clic, l’engagement organique sur les plateformes sociales enregistre une baisse constante. La portée organique des médias sociaux a diminué de 61,83% au cours des 3 dernières années.
Cette double pression – baisse du trafic SEO et diminution de la portée organique – pousse inexorablement les entreprises vers le paid advertising. Le trafic payant représente aujourd’hui 39% des visites contre 37% l’an dernier, et cette tendance va s’accélérer.
L’explosion des coûts d’acquisition
Les conséquences financières sont immédiates : le coût par clic (CPC) moyen en SEA a bondi de 19% en 2024, tandis que le coût par lead (CPL) sur LinkedIn dépasse désormais 150€ dans certains secteurs B2B.
Cette inflation des coûts d’acquisition transforme l’économie du web en créant une barrière à l’entrée de plus en plus haute pour les nouveaux acteurs, favorisant mécaniquement les entreprises disposant des budgets les plus importants.
L’émergence de nouveaux défis structurels
La menace sur les mastodontes du web
Durant les prochaines années, certains mastodontes du web risquent de disparaître comme Wikipedia, tout comme certains médias digitaux. L’encyclopédie collaborative, pourtant pilier de la connaissance en ligne, fait face à un dilemme existentiel : elle a massivement alimenté l’entraînement des modèles d’IA, mais risque désormais d’être remplacée par ces mêmes intelligences artificielles.
Wikipédia a récemment suspendu ses tests d’utilisation de l’IA générative pour la rédaction d’articles, face à la résistance de sa communauté qui pointait les risques d’hallucinations, les problèmes de lisibilité et la menace pour la fiabilité des informations.
Le risque d’effondrement des modèles d’IA
D’autres experts prédisent l’effondrement prochain des IA qui, à force de se nourrir de contenu généré par IA, verront la pertinence de leurs résultats chuter progressivement. Ce phénomène, appelé « effondrement de modèle », désigne la baisse de performance des modèles d’IA générative entraînés sur des contenus récursivement générés par l’IA.
Comme l’explique Elon Musk : « Il n’y a plus assez de connaissances humaines pour entraîner les IA, alors elles apprennent à partir de données synthétiques, elles-mêmes générées par des IA ». Cette spirale d’auto-alimentation pourrait conduire à une dégradation progressive de la qualité des réponses.
La course aux accords avec les éditeurs
Face à ces enjeux, on observe aujourd’hui de nombreuses alliances entre développeurs de LLM—OpenAI, Anthropic, Mistral, etc.—et des éditeurs réputés comme le Financial Times, Axel Springer, News Corp, Le Monde, AFP, Prisma Media, AJP ou l’AP. Ces accords permettent non seulement un licensing rémunéré des contenus, mais aussi leur intégration explicite dans les réponses générées (citations, liens, résumés).
Au‑delà de l’enjeu économique, ils représentent surtout une réponse aux limitations des modèles IA : en alimentant en continu la base de données avec des sources fiables et récentes, les LLM améliorent la qualité, la pertinence et la vérifiabilité de leurs réponses, renforçant ainsi la lutte contre les hallucinations.
L’évolution des comportements utilisateurs
La montée en puissance de ChatGPT
Les données de trafic révèlent une transformation majeure des habitudes de recherche. Le trafic vers ChatGPT explose : +52% sur le web, +116% sur mobile entre 2023 et 2025. Le lancement de ChatGPT Search en décembre 2024 a accéléré cette tendance, entraînant une hausse de 212% des requêtes liées à l’actualité.
En parallèle, Google enregistre un recul inédit de 5% sur la même période – un signal faible mais symbolique de l’émergence d’alternatives crédibles au moteur de recherche dominant.
L’impact sur les médias
Pour les éditeurs de presse, le choc est brutal. Le New York Times aurait perdu 36% de son trafic à cause des AI Overviews de Google. Le trafic global des moteurs de recherche vers les sites d’actualité est passé de 2,3 milliards de visites en 2024 à 1,7 milliard en 2025.
Paradoxalement, le trafic généré par ChatGPT vers les médias a été multiplié par 25 en un an, passant d’un million de visites en 2024 à plus de 25 millions en 2025. Une dynamique forte, même si elle reste encore marginale comparée aux volumes traditionnels.
La transformation du marketing digital
Une révolution considérable en marche
Cette évolution représente une révolution considérable du marketing des entreprises, similaire à ce qu’a représenté l’émergence d’internet pour les entreprises dans les années 1990. Certains parlent même de la fin de l’ère du « linked-based web » (le Web du Lien).
Cette mutation force les éditeurs de contenus et plus largement les entreprises qui font du business en ligne à repenser considérablement leur stratégie d’acquisition. L’intention de recherche devient cruciale : les contenus doivent désormais s’aligner précisément avec ce que recherchent vraiment les utilisateurs.
Le shift vers des métriques qualitatives
Cette évolution force également un changement de paradigme dans la mesure de performance. Plutôt que de se concentrer sur le volume de trafic, les entreprises doivent désormais privilégier des métriques qualitatives : taux de conversion, volume de leads, soumissions de formulaires, appels et revenus générés.
Cette transition s’avère en fait bénéfique : les fonctionnalités SERP agissent comme un filtre, satisfaisant les recherches à faible intention directement sur la page de résultats. Quand les utilisateurs cliquent effectivement, ils sont plus avancés dans le funnel et plus proches de l’action.
Vers une bipartition du web
L’émergence de deux webs distincts
L’évolution actuelle pourrait mener vers une bipartition du web : d’un côté, un web utilitaire restitué en zéro-click pour les informations factuelles et les questions simples ; de l’autre, un web premium offrant une expérience qualitative avec un ADN de marque fort et une dimension immersive.
Le développement du web restreint
Le web restreint va prendre plus de place, avec de plus en plus d’éditeurs de contenus qui choisiront probablement de ne pas être indexés sur les moteurs de recherche ou même de restreindre l’accès au contenu via un mot de passe, tel un extranet. Certains contenus de valeur deviendront accessibles uniquement sur mot de passe ou via des abonnements.
Cette stratégie permet aux créateurs de contenu de reprendre le contrôle de leur audience et de leur monétisation, en créant des espaces privés où la valeur peut être préservée et monnayée directement.
Conclusion sur les constats & impacts
Le Great Decoupling marque l’entrée dans une nouvelle ère du web, où les règles traditionnelles du trafic et de la monétisation sont profondément remises en question. Cette transformation n’est pas une crise passagère mais une mutation structurelle qui redéfinit les rapports entre créateurs de contenu, plateformes technologiques et utilisateurs.
58,5% des recherches se terminent désormais sans clic, et cette proportion va continuer à croître. Les entreprises qui ne prendront pas conscience de cette réalité risquent de voir leur modèle économique s’effriter progressivement.
Mais comme toute révolution, celle-ci apporte aussi son lot d’opportunités pour ceux qui sauront s’adapter. Le second volet de cette analyse explorera les stratégies concrètes que les entreprises peuvent mettre en œuvre pour non seulement survivre, mais prospérer dans ce nouveau paradigme digital.
L’ère du web traditionnellement organisé autour du clic touche à sa fin. À l’ère du « Web Génératif » il est temps de repenser notre approche du marketing digital et de la création de valeur en ligne.
En savoir plus :
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